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Principes de vie selon Dogen

Ce texte du Shobogenzo est, à mes yeux, un des plus beaux écrits de Maître Dogen.

Il contient des fulgurances d’expression inouïes, qui touchent au cœur.

Sur la forme, ce texte obéit aux rythmes en 4 temps mis en lumière par Maître NISHIJIMA ; description idéaliste, description pragmatique et détaillée, pratique de chaque instant, et accès à la réalité ineffable. Il suffit de faire attention pour se convaincre de ces 4 temps, même si leur expression n’est pas homogène en longueur. Il est notable que ces 4 temps sont dans le texte inégaux en volume.

Sur le fond, Maître Dogen dépeint comme un guide de comportement, la manière dont les membres de la Sangha (communauté humaine) doivent établir leurs relations, mutuellement (dans le « monastère », mais examinons si nous ne devrions pas considérer le monde lui-même comme un monastère) et avec « l’extérieur ». (l’Univers)

Pour commencer, il décrit avec beaucoup de justesse l’appel de la Voie, l’aspiration à l’Eveil, comme un germe secret dans son coeur qui induit dès qu’il surgit pour les êtres qu’il désigne comme des « quêteurs de sens », une attitude spontanée d’indifférence aux honneurs (la gloire ou les feux de la rampe) et à l’esprit de profit-compétition (argent et appétits addictifs au lucre), attitude assez proche de la frugalité heureuse et à des années lumière de la cordonnite, de la soif des décorations-reconnaissances et du schéma économique dominant actuel. L’appel de la Voie est une vocation qui scelle un engagement total que Dogen appelle la sincérité des Bouddhas et des Patriarches. Il rappelle cette image indienne : dès que l’on est concerné par la Pratique, on s’y engage avec la même énergie d’urgence que si l’on avait un feu à éteindre sur sa tête. On ne tergiverse pas.

Pourtant, Dogen connaît l’âme humaine et ses travers samsariques d’insincérité.

Si par mégarde, quelqu’un est admis par erreur, il doit après concertation être éconduit. On reconnaît là la sagesse, nécessaire équilibre de la compassion. Dogen avec emphase idéaliste du 1er temps, insiste sur la responsabilité des membres de la Sangha pour les générations à venir, l’exigence de considérer la source originelle (qu’il ne nomme pas mais chacun a bien entendu qu’il s’agit de zazen, de la méditation assise silencieuse). Cette responsabilité consiste pour les membres de la Sangha (l’humanité entière) à s’harmoniser comme le lait se mélange à l’eau ; sans les grumeaux ou l’huile-onction de la séparation. L’onctuosité n’est pas un lien authentique, pas plus que le morcellement. Dogen insiste : dans cette « vie », nous sommes des hôtes et des invités mutuels ce qui induit une posture particulière du corps et de l’esprit. L’invitant dit à son hôte : vous êtes chez vous. L’hôte dit à son invité : je me sens chez moi. La terre aussi, l’air, l’eau, est notre hôte et notre invité-e. Et si nous décidions enfin d’en prendre réellement soin ? C’est-à-dire y porter une attention vraie, de chaque instant. Prendre soin, c’est faire attention.

Négocier la voie est rare et difficile, engage à transcender tous les attachements (quitter la vie de famille) ; cela semble avoir beaucoup changé pour les moines zen qui peuvent depuis la moitié du 19ᵉ siècle avoir une vie affective et un travail, liberté qui n’est pas incompatible avec cette exigence ; rappelons-nous cette pensée de Houang Pö le vieux maître chinois IXème siècle dont on a dit qu’il était un des représentants les plus prestigieux de cette voie casse-dogme qu’est le Chan :

« Si tu cherches la libération, ne te laisse pas enchaîner par les événements du quotidien, mais ne te soustrais pas à eux », condensé d’expression de la Voie du Milieu.

Et Dogen d’affirmer que cette sincérité d’engagement (qu’il entend comme devant imprégner chaque moment de nos existences), fait de nous des êtres éveillés, responsables de sa transmission (les Bouddhas et les Patriarches) en même temps que d’expérimenter que nos seuls points d’appui sont l’eau et les nuages. Le terme unsui en japonais désigne le moine ou la nonne zen et signifie nuage et eau.

Sous cette expression poétique se profile l’état d’éternel changement, dans le Bouddhisme appelé « impermanence », en même temps que le caractère illusoire et non pertinent de toute possession ou fixation. L’univers apparaît et disparaît simultanément à chaque instant et c’est le seul domicile fixe que ayons vraiment. En sommes nous suffisamment conscients ? Cette prise de conscience n’induit-elle pas un immédiat renversement ? Tout n’est que perpétuelle redistribution des cartes.

L’attitude inconditionnelle du pratiquant est celle de la bienveillance, qui ne signifie pas complaisance. La bienveillance est sagesse douce mais n’est pas le pavillon de l’indulgence faible, facile ou fuyante. La complaisance est simulation et insincérité, comme le mariage du même nom. La complaisance est fiction, comme les emplois du même nom. La bienveillance procède d’un cœur ouvert, attentif et courageux, alors que la complaisance est distraite.

La bienveillance des membres de la sangha dépasse dit Dogen jusqu’à l’amour d’un père et d’une mère, qui ne sont que momentanés, alors que la transmission de la bienveillance des membres de la sangha, procède de la vérité du Bouddha et de ses « amis de bien ».

Sans transition, Dogen passe à ce moment du texte, à la description détaillée, pragmatique du comportement des pratiquants. L’attrait pour les sorties extérieures au Temple (entendez aussi le vagabondage mental) ne devraient être que rares. Dogen met en garde sur les paillettes des attachements mondains qui sont perte, de temps, de nous mêmes et inconstance. « Sur quel brin d’herbe, notre vie goutte d’eau tombera, nul ne le sait ». Alors l’urgence, comme celle de témoigner de la pratique, est pratiquer (le feu sur la tête ou l’énergie de celui ou celle qui a perdu son enfant qui s’est égaré dans la foule et tente de le retrouver). La pratique de la méditation n’est pas un loisir supplémentaire, (je viendrai quand j’aurai le temps) mais une urgence vitale absolue, une graine incontournable de civilisation. Nous devons l’enseigner sans relâche à nos contemporains, de tous horizons, nationalités, cultures, obédiences.

Les exhortations deviennent détaillées et pratiques : s’abstenir de lecture, de cérémonies, ne pas divaguer (« ne pas aller à droite ou à gauche selon notre bon plaisir sans informer le responsable du zendo, de jour comme de nuit ») ; allusion encore pas seulement à la posture du corps mais aussi et peut-être surtout à celle de l’esprit (vagabondage mental auto-complaisant, ou voyages mentaux virtuels dans l’univers d’Alice au pays des merveilles) ; s’abstenir de réprimandes à propos des inévitables erreurs d’autrui avec des mots de violence ou de blessure, ne pas pratiquer la méthode de la détestation. On retrouve l’exigence de la discipline bienveillante, pour soi-même et pour les autres. Elle passe par une forme de densité des mots dont Dogen estime qu’ils ne doivent pas être de vains bavardages. Parler pour ne rien dire est comme lancer un cerf-volant dans sa maison, selon l’ancienne sagesse chinoise. Les mots sont des véhicules majeurs d’énergie et d’information dont nous devons user avec conscience, c’est-à-dire discernement et compréhension. Ne pas élever la voix. Mieux vaut un silence qu’une parole inutile. Sans être complaisant avec les erreurs d’autrui, aider à la compréhension et à la solution, sans considération pour une culture d’ego. Pas de marche cérémonieuse dans le zendo, pas davantage de chapelet, de chants de sutras. Ne pas tousser, se moucher ou renifler. Transformer la plainte en joie. Eviter des vêtements qui attirent le regard. Ne pas pratiquer sous l’empire de drogues ou d’alcool, lesquels ne devraient jamais être introduits dans le Temple. De nos jours, beaucoup d’autres formes d’ivresse qui nous privent de notre pleine conscience. Il est des intoxications subtiles, à l’instar des êtres sans forme du 2ème état du samsara. Ces intoxications subtiles sont toujours inattention à l’autre (fausse communication de celui qui bavarde et n’écoute pas vraiment son interlocuteur), les germes de querelle, le fait d’être ailleurs. Et Dogen d’utiliser cette étrange image pour illustrer la densité de présence attentive : celui qui, à l’occasion de la soupe de riz du matin ou du repas de midi, laisserait tomber sa cuillère par terre serait privé de nourriture. La présence attentive est à ce prix, antinomique de la distraction, du bavardage ou de l’indolence.

Les conditions d’accueil d’un profane sont, elles aussi, strictes : il doit manifester pendant un long moment sa détermination et abandonner son ego. Les invitations de profanes peuvent être de nature à perturber la sangha et ces invitations doivent être faites avec le plus grand soin et toujours en avisant le responsable. Appliquons un instant ces exhortations à nos pensées vagabondes..

Ces règles sont des principes de vie, elles doivent être gravées dans nos os et nos âmes. Cela est si naturel et paisible qu’il s’agit de notre état normal, qui est sans intention. Nous qui sommes si souvent avec toutes sortes d’intentions et de désirs, devrions méditer ces principes vitaux afin que notre vie soit paisible. Et le monde pacifié. Immense responsabilité.

Jean-Marc BAZY

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