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Précepte 6 : le respecte de la dignité (ne pas calomnier)

L’idée générale des préceptes c’est d’éviter toutes les sources de souffrance, en se rappelant toujours, et c’est vraiment très important, que ce ne sont pas des dogmes, mais des invitations à réfléchir. Il est absolument déconseillé de suivre les préceptes de façon dogmatique, ce qui faisait dire à mon maître Nishijima : « Les préceptes sont faits pour être violés ». Suivre toujours ce même fil conducteur : essayer de faire tout ce que l’on peut, afin d’éviter les souffrances.

Eviter de calomnier, de dire du mal d’autrui. Cette source de souffrance procède de conflits possibles, qui sont l’image de nous-mêmes, l’image que les autres ont de nous-mêmes, et l’image que nous avons des autres. Pourquoi je dis du mal d’autrui ? Parce que l’image qui m’est envoyée de ce que l’autre est, ne correspond pas à ma conception. Il y a donc un conflit d’image, conflit qui va me mettre dans la posture de la tentation d’avoir envie de le détester, et d’avoir envie d’exprimer cette détestation. Pourquoi je dis du mal d’autrui ? Parce que l’image qu’il me donne, n’est pas conforme à ce que j’estime bien. Ce sont des conflits d’image. Que dit la pratique ? Les images n’existent pas ! Il y a déjà une erreur majeure, dans le fait de s’autoriser à essayer de faire passer des idées fortes, cela demande toujours à être nuancé.

La pensée et l’image, ce sont des fonctions différentes dans le cerveau. L’image, c’est ce que l’on va figer au travers de notre capacité de vision ; c’est un tableau ou un film. Un film est une succession d’images qui nous fait croire à une apparente réalité. Si on regarde la projection d’un film en super 8, on se rend compte qu’il s’agit de diapositives, c’est-à-dire d’une série de photos à une vitesse donnée, qui reconstituent l’apparence ; on nous promet d’ailleurs, dans un avenir proche, des parfums pour accompagner les films.

« Soleil vert » est un vieux film de science-fiction, réalisé en 1973 par Richard Fleischer, avec Charlton Heston. On comprend que la nourriture des gens, ce sont les cadavres des autres et qu’au moment de leur mort, la seule chose qui leur est donnée, c’est de voir un monde disparu, c’est-à-dire des images de montagnes, de rivières, de forêts. Ce sont seulement des images ; cela n’existe plus dans ce film de science-fiction.

L’image est une fonction de notre cerveau qui nous permet de voir et d’enregistrer toute une bibliothèque d’images que l’on peut se refaire défiler devant les yeux et on pense à autre chose. Dès que je pense à autre chose, l’expérience de la méditation, du Zazen, c’est de toucher du doigt de façon très concrète, que lorsque je laisse passer ce défilé d’images, j’oublie même ma propre réalité vivante, tellement je suis comme fasciné par ce que je prends pour la réalité.

A cette capacité d’image, étroitement corrélée dans une autre région du cerveau, (la capacité de voir les images c’est plutôt sur l’arrière, avec un retraitement très compliqué de notre nerf optique) c’est l’aptitude à reconnaître les images : « Tiens, je suis à Paris… Tiens, je suis à tel endroit que j’ai déjà connu… Tiens, je me reconnais… » Ça, c’est un classement qui est plutôt du côté de notre cortex, c’est-à-dire la partie avancée. Si on caresse la tête d’un chien ou d’un chat, on va voir que cette partie est assez plate ; ils ont un cerveau animal très puissant. Par exemple, le chien est capable de ressentir des odeurs à une amplitude 300 000 plus forte qu’un humain.

Mes pensées c’est quoi ? C’est l’organisation de mes concepts. Ça peut être relié à des images, en ce sens que je les reconnais. Mes pensées sont aussi étroitement associées à une autre partie du cerveau, qui s’appelle le langage. Le langage est corrélé à son tour au centre de mémoire, en gros l’hippocampe (un peu en forme d’escargot), et un autre, l’amygdale. Ces centres nerveux dans le cerveau, sont des zones que l’on pourrait dire fonctionnelles, des petites usines à fonctions, mais notre système avec les nerfs, relie tout cela. Une image peut déclencher un souvenir, qui peut déclencher une émotion forte, parce que quand je convoque cette image, je vois à nouveau et je peux entendre la voix de personnes disparues. Tout ça, la pratique enseigne que c’est évidemment une capacité hyper utile, mais que c’est surtout un monde de cinéma. Ma capacité de l’exprimer, procède de cette partie avant, le cortex qui a été, au fil des millénaires, plus développé dans l’espèce humaine que dans l’espèce animale. Dans l’évolution de Darwin, il n’y a pas de lézard là-dessus.

Les images mentales sont comme des films, mais quels sont les films d’un aveugle de naissance ? On sait maintenant que c’est la même zone du cerveau, qui gère notre capacité d’image et notre capacité auditive et sensitive. Les kinésithérapeutes aveugles, ont une capacité d’orientation dans l’espace liée à leur perception ; donc, ils reconstituent un semblant d’image, mais qui n’est forcément pas celui qui est le nôtre, dans notre bibliothèque de voyants. C’est comme si, un sens qui était perdu, était compensé par un sens plus fort par ailleurs. Cela est très connu en neurologie.

Nos pensées sont aussi étroitement associées à nos capacités sensibles. Tout cela est profondément relié ; c’est très important !

Est-ce que les pensées sont associées aux images ? Pas nécessairement. C’est très compliqué, parce que : est-ce qu’on est vraiment dans l’imagerie ? Pas sûr. Par exemple, c’est quoi un souvenir ? Ce peut être une voix, une chanson ; on peut avoir une image associée, mais va-t-elle apparaître lorsqu’on y pense ? Ce n’est pas certain.

Nous avons donc la capacité de reconstruire un univers mental qui peut être sonore, visuel, et aussi (le plus profond et le plus ancien d’après tous les neuroscientifiques), de saveurs et d’odeurs. L’odeur d’un feu de bois, d’un chocolat chaud, des châtaignes grillées… peut être très évocatrice. Toutes ces odeurs sont incrustées dans une mémoire animale très profonde. Y a-t-il des images associées ? Qu’est-ce qui est le plus fort ? C’est sans doute beaucoup de choses entremêlées. Parfois c’est l’odeur qui va être très forte, puis cela va ranimer un souvenir : « Tiens, c’est l’odeur du café de ma grand-mère ». On n’a jamais retrouvé l’odeur du café de la grand-mère, ce qui est, au passage, la preuve d’une autre notion que les Bouddhistes aiment bien, qui s’appelle « Impermanence ». Il est idiot de s’attacher à quoi que ce soit qui serait permanent, mais pour notre sécurité, sinon on se sent en danger, nous avons besoin de racines et d’habitudes, d’où l’idée d’un toit, d’un foyer, d’une maison…

La dignité c’est quoi ? C’est le fait de traiter avec respect toute personne, et je rajoute : tout animal.

La dignité peut être liée à une fonction. Par exemple, concernant les moines qui portent un kesa, les textes disent que c’est un signe de dignité ; cela pose une attitude respectueuse, comme tout uniforme de ce type. Dans la justice par exemple, tous les juges sont habillés avec quelque chose qui se prête à la solennité et à la dignité ; « Je constate une forme de solennité dans cette apparence ». On peut être digne sans porter un habit, et l’habit ne fait pas le moine.

Le respect de la forme de dignité qui consiste à ne pas dire du mal, c’est de traiter toute personne, y compris soi-même, avec égards et considération ; tout être humain, mais aussi animaux et végétaux. C’est-à-dire de regarder et considérer respectueusement ; en gros, cela revient à : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas que l’on fasse à vous-même ». Dans cette facette du respect de la dignité, il existe cette invitation à éviter de dire du mal, avec la parole… On sait que la parole peut tuer quelqu’un ; la parole peut être un propos blessant et la langue un pistolet.

On peut, avec des mots, conduire une personne au suicide. C’est cette situation que vise le dixième précepte bouddhiste, en invitant à mesurer l’expression de son langage. Avec quel enjeu ? D’abord considérer quel est l’autre à qui je parle. Est-ce que je parle à un enfant ? Est-ce que je parle à un égal ? Est-ce que parle à un supérieur ? A qui je parle ? Pourquoi je lui parle et quel est le message que je veux lui faire passer, notamment s’il est con et s’il se trompe ? Parce que là, ça va me provoquer de l’énervement… Eh bien, même dans cette situation-là, la pratique nous invite à le faire avec une forme de distanciation, en évitant autant que l’on peut, à ne pas envoyer des propos blessants, durs, méchants, impatients. Ce n’est pas facile ! C’est une vraie pratique ! Et là, il y a une belle ressource dans la pratique du Zazen : on laisse passer, on n’accroche pas… Et puis, ça passe… Sinon, on est tout de suite en impulsivité de réaction. C’est ce trait-là, qui peut nous faire faire des bêtises, parce qu’avec ça, on a définitivement catalogué quelqu’un dans sa tête, c’est-à-dire dans sa bibliothèque de mémoire bien figée. C’est comme un livre ; les informations de ce livre sont figées, parce qu’elles sont écrites. Si je prends ces informations, ce qui est le cas quand je fonctionne avec mon cortex, je vais tout de suite au plus facile du classement. Une fois que j’ai dit : « Cette nana elle est con », ma tendance (parce que j’aurai enregistré cette mémoire) ce sera, lorsque je serai confronté à cette personne, de ressortir tout de suite cette image.

Dans la pratique, cela se fait un peu automatiquement, on est engagé (même si on ne nous le dit pas), à ce que ce soit moins puissant, c’est-à-dire on adoucit cette capacité réflexe de porter un jugement immédiat, en convoquant notre jugement tout fait. Heureusement qu’il y a autrui, pour rectifier nos jugements tout faits ! Et on reste dans le domaine du cortical, c’est-à-dire de langage à langage, de concept à concept, alors que notre imagerie, c’est encore plus profond que notre cortex, parce c’est associé à de l’émotionnel du style : « Le con, je n’aime pas ».

Tous les phénomènes actuels, terribles, de harcèlement à l’école, conduisant des gamins au suicide suite à la diffusion sur les réseaux sociaux de photos équivoques (les seins nus par exemple), c’est cela dire du mal, calomnier. C’est-à-dire, je prends de manière perverse, possession de l’esprit d’autrui, je le mets à mon service comme un esclave (en pratiquant un odieux chantage). On est dans des ressorts de perversité et de détestation qui conduisent à des suicides d’adolescents. Nous sommes en plein conflit d’image : un gamin a abusé de l’image intime de sa petite copine qui, sur son insistance et en voulant lui faire plaisir, lui a montré ses seins. C’est terrible !

Ce précepte-là, c’est : respect de la dignité, c’est-à-dire « Je ne peux pas faire quoi que ce soit, qui soit une atteinte à l’image ». Ce n’est jamais qu’une image et il est idiot de se suicider pour une image ; « Oui, mais cette image c’est moi, on va me reconnaître, et je vais passer pour pute, et je ne veux pas être considérée comme une pute. Puisqu’on pense ça de moi et que je n’ai pas de solution pour échapper à ça, je me suicide ».

On voit combien la « suspension » est importante. C’est ce que l’on apprend ici : « Je laisse passer. J’ai une pulsion, j’ai un jugement qui arrive, j’ai une pensée de quelque nature que ce soit, ça coule, ça glisse ».

Le respect de la dignité implique de traiter toute personne, y compris soi-même, avec égard et considération, quel que soit son statut, son âge, son origine, son nom, son état de santé physique ou mental, sa condition sociale. Il faut dire que le Zen, en particulier, cultive une réelle indifférence à ces marqueurs. J’ai été très frappé, quand j’ai découvert cet univers du Zen, par le fait que l’on n’est pas jugé. On est accueilli pour ce que l’on est, point. Le reste (Tu fais quoi dans la vie ?…) n’a pas d’importance. On est loin de l’univers étroit du village, où l’on désigne un nouveau venu par sa profession (l’avocat par exemple), en négligeant son nom.

Cette image mentale du statut social, très forte dans nos sociétés, c’est l’illusion majeure, le toxique majeur qui s’appelle « l’ignorance ». Si je suis prisonnier de ce jugement tout fait, automatique, je ne vois plus la réalité de la personne. C’est ainsi que le dogme s’insinue de façon un peu perverse. Donc, l’expérience prouve : « Méfie-toi de tes jugements ». Tu as un jugement ? Le Zen te dit : « Laisse passer ». Tu as un jugement ? « Respire, laisse passer ». Et c’est incroyablement libérateur ! Pourquoi ? Parce que du coup, le dogme tout fait (l’avocat) va être oublié, et je vais faire un peu plus attention à qui est vraiment derrière ce jugement tout fait. Je vais commencer à m’intéresser vraiment à qui est l’autre, sinon je suis bloqué.

Lorsque je pense : « Celui-là je vais l’écarter parce qu’il est con », peut-être je passe à côté d’un trésor. Qui sait ? Nos jugements ? Méfiance ! Cela ne veut pas dire que l’on n’a pas de convictions, mais prudence ! Suspension du jugement ! Le Zen dit : « Traite autrui comme tu voudrais qu’on te traite ». Donc, « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Cette posture, c’est un vrai gage de paix. Cela veut dire : « Je considère l’autre comme mon égal ». Cela aussi c’est très important, alors que pendant des millénaires, il y a eu l’institution classique de l’esclavage. La liberté est un gain très récent, c’est le milieu du XIXème siècle en France, 1848 ; et comme cela n’arrangeait pas les esclavagistes de Bordeaux et de Nantes, il a fallu leur laisser le temps de s’habituer, si bien que la loi a été déclarée applicable aux Antilles, 5 à 6 ans plus tard.

En Russie, l’esclavage a duré jusqu’à l’époque des Tsars. On comprend qu’il y a eu une révolution ouvrière, prolétarienne, parce que c’est insupportable ! L’autre n’est pas mon cheval, bien qu’il soit traité comme un cheval et parfois pire.

Je suis allé visiter en Angleterre des vieilles mines de charbon. Encore au XIXème siècle, Ils faisaient bosser les enfants de 8 ans dans les mines de charbon, parce qu’étant tout petits, ils pouvaient passer dans les endroits étroits ; et pire, on leur attachait un petit chariot pour mettre le charbon. Et cela date de 1880 ! On a forcément encore quelques scories, c’est-à-dire : « l’autre n’est pas mon égal ». Et là, il y a encore de gros efforts à faire !

« Traiter autrui comme tu voudrais être traité toi-même », c’est un ferment de paix ; il est important de le rappeler, parce que ce n’est pas encore à l’ordre du jour.

L’égalité des salaires entre hommes et femmes fait toujours débat ; à travail égal, les femmes sont moins bien rémunérées, sous prétexte qu’elles font des enfants. On a toujours tendance à considérer que le salaire d’une femme est un simple complément aux revenus du mari !!!!

D’autre part, il y a encore des débats concernant l’avortement. En Pologne, par exemple, il y a une grosse réticence sur arrière-fond très catholique, à accepter le principe de l’interruption de grossesse. En France, la loi de Simone Veil, autorisant l’avortement (sous Giscard d’Estaing en 1975), n’a qu’une cinquantaine d’années.

J’ai discuté de la question avec un ami médecin qui faisait de la politique. Bien sûr, il y a l’aspect « atteinte à la vie », mais sans la contraception ni l’avortement, c’est l’homme qui domine le corps de la femme, c’est de lui que dépend la naissance d’un enfant, alors que la future mère est quand même concernée. La loi sur l’avortement est une arme contre la soumission ; quand on est soumis à quelqu’un, cela veut dire qu’on n’est pas son égal. Cela va loin, et il est très important de prendre conscience de tout ce mécanisme.

Je voudrais vous parler de ce que j’appelle « Le miracle absolu de Nāgārjuna ».

Nāgārjuna (Inde 150-250) était un philosophe bouddhiste indien du 2ème siècle, fondateur avec d’autres, de l’Université de Nâlandâ. Il a mis au point un raisonnement logique : thèse, anti-thèse, synthèse, et anti-thèse de la synthèse. Avec le philosophe Hegel (Stuttgart 1770 – Berlin 1831) nous en sommes restés à trois temps (thèse, anti-thèse, synthèse), mais Nāgārjuna en avait déjà un quatrième (anti-thèse de la synthèse), pour arriver à s’approcher du réel. C’est-à-dire : J’affirme quelque chose, oui, mais ça mérite une nuance. Quand j’intègre la nuance, j’élargis mon point de vue, une première fois. Oui, mais ce que j’obtiens mérite une autre nuance. Troisième temps… On va jusqu’au quatrième temps… Et peut-être qu’avec cette méthode, on va s’approcher au plus près de la réalité.

Nishijima qui étudie les textes de Dogen, a ce génie de dire : Ces quatre temps, peuvent se traduire ainsi : description idéaliste, description matérialiste, tentative de description de « Qu’est-ce que je fais des deux ? », la voie du milieu, l’instant présent, et je vais m’approcher au plus près du quatrième temps, de la réalité, que je ne peux pas décrire avec des mots. Citation du Zen : « Parler du Zen, c’est comme chercher du poisson dans une rivière asséchée« . On ne peut pas en parler, on peut juste goûter, savourer, faire l’expérience. C’est pour cela que le silence est aussi une grande ressource, mais il faut quand même pouvoir expliquer aux autres.

Le « miracle absolu de Nāgārjuna », c’est la capacité de se mettre à la place de l’autre. Si je fais vraiment cet effort, qui passe par l’oubli de moi-même à un certain moment, je peux comprendre les souffrances de l’autre, je peux me mettre à sa place. Là, il y a plusieurs niveaux :

  • Un niveau très intellectuel, très « cortex » : je comprends.
  • Un niveau de vibration émotionnelle : l’empathie.

Intervention inaudible d’un auditeur…

J’ai eu cette chance de faire l’avocat. La grande question que l’on pose aux avocats, c’est : « Et ça vous pouvez le défendre ? » On a posé cette question, notamment lors du procès Klaus Barbie à Lyon. Personne ne voulait le défendre, et dans un premier temps, le bâtonnier de l’époque, Alain de la Servette, s’est commis d’office. Il fallait bien que quelqu’un le défende parce que le métier d’avocat, c’est aussi, dans un régime démocratique, que même l’horreur puisse avoir droit à quelque chose qui puisse révéler sa part d’humanité s’il en reste.

Se mettre à la place d’autrui, c’est parfois par jeu, peut amener à défendre un point de vue qui n’est pas le sien. C’est intéressant, parce que cela va permettre de dire : « Tiens, si je pensais comme lui, qu’est-ce que… », mais ça reste cortex. Ça reste intellectuel. Ce qui est intéressant, c’est de ressentir de manière plus profonde, la souffrance d’autrui dans ses tripes. On voit bien qu’on a des petites antennes que l’on peut ouvrir ou fermer. « Est-ce que je suis suffisamment sensible, pas seulement sur le plan de la connaissance intellectuelle, mais à la réelle souffrance d’autrui.

Un jour, au cours d’une discussion avec un brancardier, je lui disais : « Je pense qu’on peut se mettre à la place d’autrui, y compris quand il souffre ». Il me répondit : « Tu racontes des conneries ; quand je porte un blessé qui souffre à cause d’une fracture ouverte, il n’est pas possible d’imaginer l’étendue de sa douleur ». On ne veut pas, mais on peut ! Là, pour le coup, on a nos défenses automatiques, qui sont du même ordre que nos images mentales. « Je me défends, parce que je n’aime pas, ça me met trop en danger de souffrir et je ne veux pas souffrir ». Dans les Facs de médecine, on a longtemps enseigné : « Mettez de la distance avec votre patient, ça ne sert à rien d’être compassionnel avec lui, ça ne va pas l’aider, parce que vous allez pleurer tous les deux ». D’où la différence entre empathie et compassion.

Dans la compassion, je ressens encore plus la souffrance d’autrui. On sait qu’il y a un centre du cerveau dédié. Peut-on réellement se mettre à la place d’autrui ? Evidemment, cela suggère que nous ouvrions toutes nos capacités sensibles, et que nous suspendions nos jugements tout faits : « Tiens, celui-là il a une tête qui ne me revient pas ». Et qu’est-ce qui se passe ? « Je ferme ». On a des réflexes conditionnés qui sont un peu à l’œuvre : « Je vais aller explorer cela aussi, pendant mes méditations ».

Il y a un enseignement bouddhiste qui s’appelle « Les 8 vents ». On essaie de travailler, de fortifier, une stabilité mentale et émotionnelle, mais cette stabilité va être perturbée par 8 éléments :

  • Le gain ou la perte.

Dans un match de foot, par exemple, l’esprit d’équipe est tel, que parfois les supporters se tuent entre eux.

Dans le bouddhisme, nous avons une image de la Chine ancienne, très intéressante, qui dit : « Je montre la lune avec mon doigt ; le fou regarde le doigt, le sage regarde la lune. Cela veut dire que les petits cons qui vont engueuler les pauvres salariés au SMIG de Leroy-Merlin, se trompent de combat ; il serait plus utile de s’attaquer aux détenteurs de capitaux, par la prise de conscience, plutôt qu’à leurs salariés qui n’y sont pour rien.

Le phénomène du « bouc émissaire » est un processus social qui date de notre animalité, lorsque nous étions en troupeau. Et ceci, parce que plus on est en troupeau, plus la responsabilité individuelle se dilue.

  • La louange ou le blâme,
  • La renommée ou la mauvaise réputation,
  • Le bonheur ou le malheur.
  • Ces 8 vents qui soufflent, sont susceptibles d’affecter notre stabilité intérieure. Par contre, la pratique de la méditation, nous engage, nous propose de venir expérimenter notre stabilité intérieure, qui est percutée par ces éléments perturbateurs.

Hors de ces 8 vents perturbateurs, il y a la calomnie, le fait de dire du mal d’autrui. Un exercice auquel on peut s’entraîner, c’est : « Quelqu’un ne m’aime pas, qu’est-ce que ça me provoque ? Si je respire et je laisse passer… » Petit exercice : « Je me rappelle de quelqu’un qui a mal parlé à mon propos, n’importe qui, et ça me fait d’autant plus mal que c’est quelqu’un que j’aime bien ». Si c’est quelqu’un qui n’a pas d’importance, je m’en fiche, mais si c’est quelqu’un dont l’avis m’importe, parce que je l’aime bien, sa parole blessante va me toucher profondément. Eh bien, dans cette situation, « Mettez votre colonne vertébrale droite, expirez, et regardez ce qui se passe ». Cela veut dire : « à l’expir je vais mobiliser mon énergie qui est dans le hara, pour fortifier ma stabilité émotionnelle ».

C’est une vraie technique, qui a aussi ce mérite très fort, que quand je me focalise sur la dimension de « perception sensorielle », automatiquement, ce que j’appelle « mon imaginaire vidéo-mental », disparaît immédiatement. C’est puissant pour cette raison ! Et c’est pour cela que ça a été repris en médecine, comme un traitement anti-dépresseur. C’est pour cette raison directe ! C’est facile ! Eh bien, on le fait spontanément ! Au lieu de s’énerver, on expire dans son hara ! Pendant les méditations, on va gentiment fortifier tout doucement cette capacité à la stabilité intérieure, en expirant dans notre hara, notre centre de gravité.

« Stabilité émotionnelle », cela ne veut pas dire « indifférence », parce que l’indifférence c’est une coupure, mais qu’on reste dans l’ouverture, on reste dans la réceptivité. Parce que si je me coupe, je me mets dans ma bulle et je ferme. La stabilité dont je parle, c’est une stabilité où je laisse tout ouvert, c’est-à-dire je prends le risque de me faire perturber par les vivants ; j’en fais une pratique d’expérience, même pendant la méditation.

Nos rêves sont des digesteurs d’émotions. Dans le sommeil il y a le temps de préparation et de digestion des émotions. Il y a cependant des traumatismes qui peuvent rester longtemps parce qu’ils ont été trop forts. Mais le rêve de capacité mentale, en gros, c’est la vie qui reprend le dessus. C’est pour cela qu’il est terrible de voir des suicides, parce que la vie qui est notre bien le plus précieux, s’arrête ; quelque chose a été manqué à ce moment-là.

Dogen a écrit un très joli texte sur les règles du dojo (en japonais : les règles du nuage lourd). Il dit : « Le jour où vous avez eu la chance de rencontrer la pratique, ça germe secrètement dans votre cœur, et immédiatement, vous devenez insensible à gain ou perte« . Au fond, il y a une forme d’indifférence amusée ; ça ne compte plus tellement, parce qu’il y a autre chose qui est plus intéressant. Ça ne veut pas dire que j’ai « fermé », mais j’en suis peut-être moins tyrannisé, esclavagisé.

Quels sont, à l’intérieur de nous, dans cette étude de soi-même, dans cette introspection, les zones où on est encore dans une sorte d’esclavage intérieur des jugements tout faits ?

Quand nous sommes confrontés à la tentation de dire du mal de quelqu’un et de pointer ses défauts, qu’est-ce qui est à l’œuvre ? L’égo, c’est-à-dire : « Je ne suis pas le défaut que je pointe ». Cela a pour effet de renforcer mon égo : moi, moi, moi.

S’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même. En fait, s’oublier soi-même, ce n’est pas se supprimer, c’est s’ouvrir à l’altérité, c’est voir que nos perceptions sensorielles (le fait de voir, d’entendre, de sentir…) c’est ce qui nous relie à l’autre.

Parole prêtée au Bouddha historique : « Les 8 vents que l’on appelle mondains, vont et viennent, mais telle la montagne imperturbable face au vent, le cœur du sage reste inébranlable face à tout ce qui arrive ».

Que fait-on pendant la méditation ? Non seulement il se produit une sorte de défilé d’informations dans la tête, mais tout doucement, il s’instaure une meilleure capacité d’enracinement et de stabilité émotionnelle. C’est physiologique ! Plus nous méditons, et plus cela va s’instaurer, et moins nous serons troublés par tout ce qui nous perturbe. Exercice : « Qu’est-ce qui me perturbe et comment je réagis ? »

On a beaucoup parlé ces temps derniers, d’arrogance. Je soutiens l’idée que, cette posture est déjà en soi, un ferment, une graine d’inimitié, donc de conflit. Que dit Dogen sur le sujet ? « Il est nécessaire de corriger les erreurs des autres » c’est-à-dire, on peut ne pas accepter que les autres restent les oreilles et les yeux bouchés, mais comment faire ? Notamment, essayer de combattre l’illusion et l’ignorance, améliorer son niveau de conscience. « On doit corriger les erreurs d’autrui » dit Dogen, « mais surtout pas, avec la méthode de la détestation ». Si j’utilise la méthode de la détestation et de la colère : « Espèce de con, tu n’y comprendras jamais rien », le lien est rompu et ma démarche n’aura servi à rien.

Les Tibétains ont des anti-dotes. Il y a toute une école d’anti-dotes. L’antidote à la détestation, c’est la patience et le sourire. Même si ça ne me plaît pas, je vais prendre le temps, de manière très pédagogique, très patiente, très souriante : « Tu n’as pas compris ? je vais t’expliquer mieux ». Plus je vais utiliser cette méthode, meilleur sera le résultat.

La calomnie, c’est-à-dire le fait de dire du mal d’autrui et de pointer ses manquements, c’est une erreur. La méthode, dit Dogen, c’est d’expliquer comme on le ferait avec un enfant : « Je te comprends, et je fais preuve de patience ».

L’autre enseignement, c’est que le poison qui est distillé avec la méthode de la détestation, nous retombe toujours dessus, tôt ou tard. C’est presque un argument utilitariste, pour éviter d’employer cette méthode, car je vais en pâtir tôt ou tard ; en vertu de l’effet boomerang, cela me revient à la figure. La posture de « ne pas nuire », cette suspension du jugement, ça me permet déjà un temps de prise de recul, d’analyse pour éviter l’action qui peut nuire.

Bouddha a cette parole : « Être en colère, c’est comme vouloir lancer à pleines mains des braises sur son ennemi« . Cela veut dire qu’avant de lancer les braises, je me brûle d’abord.

Utiliser la méthode de la détestation, revient à pisser sur ses propres pompes.

L’histoire des « manquements », c’est un voyage nécessaire au sens philosophique, c’est-à-dire qu’il ne peut pas ne pas être. Nous ne sommes pas des êtres parfaits, nous allons nous aussi commettre des erreurs, donc soyons tolérants. Les propos blessants sont aussi futiles que toxiques ; ils sèment la discorde. Toute malveillance est préjudiciable à autrui comme à soi-même.

Je vais terminer par une citation de Kôdô Sawaki, un moine japonais qui a vécu de 1880 à 1965. Il a été un maître important au Japon, et notamment celui de Nishijima. Il a commenté un texte du Zen qui s’appelle Shôdôka. A un moment donné il dit :

« Si je suis sensible à la calomnie et à la critique ainsi qu’aux médisances, comment pourrais-je m’harmoniser avec le non-né ? Cela mérite une explication : les Bouddhistes constatent, dans leur observation du monde, qu’il n’y a pas grand-chose qui soit vraiment sujet à une naissance. Il n’y a pas de temps de naissance, il y a toujours une continuité, c’est-à-dire une modification de toutes les formes. Quand je commence à comprendre ça, je vais plus loin que vie et mort. C’est ça qu’ils appellent le « non-né », c’est-à-dire la naissance est le jour où je sors du sein maternel, mais avant ma naissance, il y a eu 9 mois. Nous n’avons aucun souvenir des 9 mois de gestation, et pourtant, on sait que les fœtus sont sensibles à la musique.

Si je suis sensible aux médisances, je vais quitter ma zone de stabilité intérieure, c’est-à-dire, je ne vais plus m’apercevoir vraiment de la réalité… Tout cela pour inviter à pratiquer la stabilité mentale émotionnelle ; quelque chose de précieux va s’enraciner. C’est pour cela que chez les Tibétains, il y a cette voie que l’on appelle « La voie du diamant » (Vajrayâna), qui est considérée comme un trésor. C’est ça qui va faire ouvrir à la patience, et donc à l’écoute, et donc à la bienveillance.

Tout cela nous montre le chemin que nous avons à faire. La calomnie ? Allons au-delà, de bien ou mal ; c’est un voyage d’opportunité. Ce qui me perturbe, j’en fais une opportunité de pratique. Je ne cherche pas à m’échapper pour me protéger, au contraire, je m’ouvre grand à ce qui me perturbe, et quelque part, cela renforce ma stabilité intérieure.

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