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04 – La tradition Tibétaine

Dans le cadre de l’exploration des origines de la doctrine de la réincarnation, nous allons aujourd’hui aborder la tradition tibétaine.

On pourrait dire que c’est sans doute en Occident, avec un effet de mode, qu’est née l’idée que le Bouddhisme tibétain reconnaît comme une évidence la notion de réincarnation. Les Bouddhistes, eux, préfèrent parler de « renaissance ». C’est déjà un peu différent en termes de concept. Là où cela devient un peu plus compliqué, c’est qu’il faut comprendre « renaissance » par « séquence », alors que dans la croyance en la réincarnation il y a l’idée de continuité de quelque chose.

Le corps, lui, est périssable. Tous les humains expériment un jour ou l’autre, que le corps, à un moment donné, ça se termine ! La grande question est de savoir s’il n’y aurait pas une sorte d’entité dissociée (esprit, âme, conscience, peu importe le nom) qui se perpétuerait au-delà de la périssabilité de la matière corporelle. Le conflit de base que nous avons déjà exploré précédemment, est à nouveau posé. Peut-on dissocier le corps et l’esprit ?

Si on écoute le discours de Philippe Cornu (né à Paris en 1957), de l’Université Bouddhique Européenne, on s’aperçoit que cette histoire de conscience, c’est compliqué. Elle siègerait où en tant qu’entité ? Elle est où cette conscience ? Cela oblige à aller visiter la définition de « conscience ».

Philippe Cornu dit : « La conscience c’est quelque chose qui peut se transmettre« . Elle habite les formes, dont la plus élaborée est le corps humain, dont nous avons la chance d’être pourvus.

C’est dans un corps humain, que la conscience a les meilleures possibilités pour s’éveiller.

Dans le monde animal, la conscience n’est pas de même nature, même si on en trouve des bribes. Dans le monde végétal, il semblerait qu’il y ait aussi une forme de conscience, probablement très fruste. Un auteur allemand, Peter Wohlleben (né à Bonn en 1964) a écrit un livre formidable « La vie secrète des arbres », dans lequel il explique que les arbres ont des capacités, y compris celle de se défendre contre leurs agresseurs.

Tous les enseignants, Dogen le premier, insistent sur le fait qu’avoir un corps humain est un évènement extrêmement rare, voire improbable. Il dit : « …avec la même probabilité qu’une tortue qui viendrait respirer à la surface de l’Océan Pacifique, tous les un million d’années, et qui mettrait la tête dans la seule bouée existante ». C’est donc une grande chance d’avoir un corps humain ; il n’est pas inintéressant de se le rappeler, parce qu’on le banalise certainement trop, comme si c’était une circonstance normale.

Dans nos soubassements (c’est l’occasion de les visiter), nous nous vivons comme immortels, quelque part. Or, c’est faux ! Tous les enseignements, toutes écoles confondues, insistent sur une notion clé, qui s’appelle l’impermanence, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de fixe et rien de permanent.

Philippe Cornu, a cette expression : « La conscience habite les formes ». C’est dans le corps humain qu’elle est dans la meilleure qualité de potentialité, et quand ce corps dégénère et meurt, elle devient infinitésimale, mais elle ne disparaît pas. Ceci est une position du monde tibétain, qu’on peut ne pas partager.

Notre conscience c’est quoi ? C’est la capacité de porter une appréciation de connaissance, sur le monde qui nous entoure, en termes de repérage, identification, classement, bibliothèque de mémoire. C’est une prise de conscience quand on dit : « Je ne m’étais pas rendu compte. C’est quelque chose qui me vient comme une évidence que je n’avais pas vue jusqu’alors ». Cela se traduit par : « J’étais dans l’obscurité, maintenant je suis dans la lumière ». Chez les Tibétains, on trouve souvent cette expression de « claire lumière », qu’ils appellent « rigpa », c’est-à-dire un état de compréhension profonde de la réalité.

Cet état de clarté est parasité par nos distractions, c’est à dire « Je pense à autre chose ». Je me garderais bien de dire que le vagabondage mental est à rejeter, parce que c’est un état incontournable, nécessaire, qu’il est indispensable d’expérimenter. Il ne faut pas chercher à lutter contre, au nom du respect d’une règle ou d’une convenance (je rappelle que dans notre école du Zen, notre règle est de ne pas en avoir), parce que c’est une mécanique cérébrale qui restaure un certain nombre de fonctions, un peu comme le sommeil. Il en est de même lorsqu’on est un peu fatigué et que l’on s’endort pendant le zazen ; c’est le système nerveux autonome qui prend le dessus.

La méditation nous fait expérimenter que la conscience n’est pas un entité stable et permanente, mais une succession très rapide d’instants de capacité cognitive. Elle nous fait aussi réaliser que nous sommes, la plupart du temps, désincarnés, c’est-à-dire que nous vivons dans un univers de vidéos mentales.

Une des vertus de la méditation, c’est de réaliser que nous sommes souvent la proie de vidéos mentales qui nous emmènent dans des mondes virtuels qui n’existent pas. La concentration sur nos perceptions sensorielles, nous dote d’une sorte de sens de la vision de la réalité, qui est une pure merveille. Cette prise de conscience ne peut que laisser germer en nous un sentiment de gratitude. C’est comme s’il nous fallait passer par la vieillesse et la maladie, pour comprendre que lorsque nous étions jeunes et en forme, cela valait le coup.

Il nous faut expérimenter des états limites, pour mesurer et apprécier le fait d’être vivant. Le lama bouddhiste Kalou Rinpoché (Tibet, 1905-1989) qui était un enseignant de grande qualité, disait : « Pouvez-vous vous rendre compte, de ce qu’est vraiment l’instant présent ? Pouvez-le mesurer ? Pouvez-vous en prendre conscience ? » Ce n’est pas si simple !

On se rapproche de cette définition tibétaine « rigpa » : « être là ». Cela signifie être présent ou être absent ? Qu’est-ce que je fais de mon existence ? Suis-je impliqué ? Suis-je concerné ou suis-je ailleurs ? Quand je suis ailleurs, je suis inconscient, je suis inattentif. J’aime beaucoup rappeler que, faire attention, c’est prendre soin. Dans l’idéal du Boddhisatva, toutes écoles confondues, l’idée c’est de prendre soin de tous les êtres, pas seulement de ses proches, ce qui implique une forme de responsabilité particulière.

Pour revenir à la réincarnation : y a-t-il une entité distincte de notre corps que l’on appellerait conscience, et est-ce qu’elle se réincarne ? Si on se réfère au film « Little Bouddha », on voit bien que ladite entité ne se réincarne pas dans un seul et même corps. Donc, qu’est-ce qui se réincarne ? Il est très important de préciser qu’il n’y a pas d’égo qui se réincarne, parce que c’est une source de grande mécompréhension. Si on part de cette idée qu’il y a un égo qui se réincarne, on fait fausse route, là aussi, toutes traditions confondues.

On ne peut pas comprendre ce concept dit de réincarnation, si on ne l’associe pas au concept de karma que nous avons déjà beaucoup visité, qui est commun à l’hindouisme et au bouddhisme, et qui est en fait la loi de causalité : rien ne naît de rien, tout a une cause précédente.

Cette notion est très précieuse. Les progrès de la génétique, par exemple, démontrent que nous détenons une somme incroyable de bibliothèques de mémoire accumulées depuis la nuit des temps, qui ont façonné notre individualité. Dans ce patrimoine génétique, nous avons hérité d’éléments de constitution, dont nous ne sommes pas conscients, mais qui pourtant façonnent notre personnalité.

Quelles sont toutes ces influences karmiques, qui ont pu faire qu’aujourd’hui il y a tel ou tel individu ? Cela vient de loin… Quand on y réfléchit, on est forcé de se relier aux recherches neuroscientifiques, génétiques. On hérite aussi, de la mémoire des traumatismes de ceux qui nous ont précédés. Quelque part, ça s’inscrit dans nos cellules.

En quoi consiste cette notion de « renaissance », qui est chère aux Tibétains ? De quelle sorte de continuité s’agit-il ? Il est utile de rappeler la définition de karma : c’est tout ce qui n’est que fruit, conséquence de paroles, pensées et actions précédentes. Comme une sorte d’enchaînement, nos paroles, pensées et actions, sont précédées de paroles, pensées et actions qui les ont causées, et seront suivies d’autres paroles, pensées et actions, qu’elles causeront. On comprend assez aisément que, lorsqu’on a fait la clarté sur cet enchaînement, après avoir travaillé dessus comme un entraînement de l’esprit, on puisse le modifier ; « Tiens, je me suis trompé, j’ai fait du mal. J’ai pris conscience ».

Dans le monde chrétien, la conscience qui a donné beaucoup de traditions (notamment chez les Francs-maçons), c’est, depuis Caïn, un œil dans un triangle. Pourquoi ? Parce que quand on a mauvaise conscience, tout se passe comme si on avait une espèce d’œil qui nous regardait et nous faisait des reproches. Et comme nous avons une certaine tendance à personnaliser cet œil qui nous regarde, à penser qu’il s’agit d’une entité en tant que telle qui nous juge, eh bien, on se juge : « tu as bien fait ! tu as mal fait ! »

Voici ce que nous dit un magnifique texte du Ch’an, le Shin Jin Mei, écrit par Maître Sengtsan (mort en 606), précurseur chinois du zen, que l’on traduit par le Poème de la foi en l’esprit :

La Parfaite Voie ne connaît nulle difficulté
Sinon qu’elle se refuse à tout attachement.
Ce n’est qu’une fois libérée de la haine et de l’amour
Qu’elle se révèle pleinement et sans masque.

Une différence d’un dixième de pouce d’avec elle
Et le ciel et la terre se trouvent séparés.
Si vous voulez voir la Parfaite Voie manifestée,
Ne concevez aucune pensée ni pour ni contre quoi que ce soit.
Opposer ce que vous aimez à ce que vous n’aimez pas
Voilà la maladie de l’esprit.

Lorsque le sens profond (de la Voie) n’est pas compris
La paix de l’esprit est troublée et rien n’est gagné.
La Voie est parfaite comme le vaste espace,
Rien n’y manque, rien n’y est superflu.


C’est parce que l’on fait un choix
Que sa vérité absolue se trouve perdue de vue.
Ne poursuivez pas les complications extérieures,
Ne vous attardez pas dans le vide intérieur.


Lorsque l’esprit reste serein dans l’unité des choses
Le dualisme s’évanouit de lui-même.
Et quand l’unité des choses
N’est pas comprise jusqu’au fond,
De deux façons la perte est supposée.


Le déni de la Réalité peut conduire à son absolue négation,
Alors que le fait de soutenir le Vide
Peut résulter en une contradiction avec soi-même.

Phraséologie, jeux de l’intellect, plus nous nous y adonnons
Et plus loin nous nous égarons.
Eloignons nous donc de la phraséologie
Et des jeux de l’intellect.


Il n’est nulle place où
Nous ne puissions librement passer;
Lorsque nous remontons à la racine
Nous obtenons le Sens.
Lorsque nous poursuivons les objets extérieurs
Nous perdons la raison.


Au moment où nous sommes Illuminés en nous-mêmes
Nous dépassons le vide du monde qui s’oppose à nous.
Les transformations qui se déroulent dans le monde vide
Qui se trouve devant nous semblent toutes réelles
A cause de l’Ignorance.


N’essayez pas de chercher la Vérité,
Cessez simplement de vous attacher à des opinions.
Ne vous attardez pas dans le dualisme,
Evitez avec soin de le poursuivre.
Aussitôt que vous pensez en bien et en mal
La confusion s’ensuit et l’esprit est perdu.

Dans l’unité du Vide, les deux sont un
Et chacun des deux contient en soi
Toutes les dix mille choses.
Lorsque nulle discrimination n’est faite entre ceci et cela,
Comment une vision partiale et préconçue peut-elle surgir?

La grande Voie est calme et large d’esprit,
Rien n’est facile, rien n’est dur.
Les petites opinions sont irrésolues,
Plus elles sont hâtivement adoptées
Et plus tard elles disparaissent.

L’attachement passionnel ne reste
Jamais dans de justes limites,
Il est sûr de se lancer dans la fausse voie.
Lâchez prise, laissez les choses comme elles sont
Leur essence ne part et ne subsiste pas.

Obéissez à la nature des choses
Et vous êtes en accord avec la Voie,
Calme, détendu, exempt de tout ennui.

Mais quand vos pensées sont liées,
Vous vous détournez de la Vérité;
Elles deviennent plus lourdes,
Plus sombres et cessent d’être saines.
Et lorsqu’elles ne sont pas saines, l’âme est troublée.

Quel avantage y a-t-il à avoir l’esprit partial et préconçu?
Si vous désirez parcourir le chemin du Grand Véhicule,
N’ayez aucun préjugé contre les six objets des sens.
Lorsque vous n’aurez plus de préjugés
Contre les six objets des sens,
Vous vous identifierez à votre tour avec l’Illumination.


Les sages sont non-agissants,
Alors que les ignorants s’enchaînent eux-mêmes.
Tandis que dans le Dharma lui-même
Il n’y a nulle individualisation (ou ego).

Ils s’attachent par ignorance aux objets particuliers,
Car ce sont leurs propres esprits qui créent les illusions.
N’est-ce pas là la plus grande des contradictions ?


L’ignorance suscite le dualisme du repos et du non-repos,
Ainsi, ceux qui sont Illuminés n’ont ni attachement ni répulsion.
Toutes les formes du dualisme,
C’est l’esprit lui-même qui les invente par ignorance.
Elles sont comme des visions et des fleurs dans les airs.


Pourquoi nous mettrions-nous dans le trouble
En essayant de les saisir ?
Gain et perte, justice et injustice,
Qu’ils disparaissent une fois pour toutes !

Si un œil ne tombe jamais endormi
Tous les rêves cesseront d’eux-mêmes:
Si l’esprit conserve son unité.
Les dix mille choses sont d’une seule et même essence.


Lorsque le profond mystère de cette essence est sondé
D’un seul coup, nous oublions les complications extérieures.
Lorsque les dix mille choses
Sont envisagées dans leur unité,
Nous retournons à l’origine de ce que nous sommes.

L’ultime but des choses,
Là où elles ne peuvent pas aller plus loin,
N’est pas limité par les règles et les mesures.
L’esprit en harmonie avec la Voie
Est le principe d’identité.
Dans un état de quiétude.


Les irrésolutions sont complètement chassées
Et la juste confiance est restaurée dans sa droiture originelle.
Rien n’est retenu maintenant,
Il n’est plus rien dont on doive se souvenir,
Tout est vide, limpide
Et porte en soi un principe d’Illumination.

Il n’y a pas de tâche, pas d’effort,
Ni de gaspillage d’énergie.
Voici où la pensée ne parvient jamais,
Voici où l’imagination ne parvient pas à évoluer.
Dans le plus haut royaume de l’Essence Vraie,

Il n’y a ni Autre ni Soi.
Lorsqu’on réclame une identification directe,
Nous ne pouvons que dire  » pas deux « .
Et n’étant pas deux, tout est le même
Et tout ce qui est s’y trouve compris,
Dans les dix quartiers de la terre.
Tous les sages entrent dans cette confiance absolue.
Cette confiance absolue est au-delà du temps et de l’espace
Un instant y est dix mille années,
Peu importe comment les choses sont conditionnées
Que ce ne soit pas  » être  » ou  » ne pas être « ,
Tout cela est manifeste partout devant vous.

L’infiniment petit est aussi vaste que peut être l’immensité
Lorsque les conditions extérieures sont oubliées:
L’infiniment grand est aussi petit
Que l’infiniment petit peut l’être.


Lorsque les limites objectives sont reléguées hors de la vue,
Ce qui est, est la même chose que ce qui n’est pas,
Ce qui n’est pas est la même chose que ce qui est.
Lorsque cet état de choses manque de se produire,
Ne vous attardez surtout pas.

Un en Tout – Tout en Un !
Si seulement cela est réalisé,
Ne vous tourmentez plus alors sur votre imperfection.
L’esprit confiant n’est pas divisé
Et indivisé est l’esprit confiant.


C’est là que les mots sont impuissants,
Car, cela n’est ni du passé, ni du futur ni du présent.
Ainsi, nous ne pouvons pas dire  » pas de Dualité « .

« La lutte entre le bien et le mal, c’est la maladie de l’esprit« . En Occident, nous sommes quand même hyper moulés avec cette idée que… Il y a du bien…Il y a du mal… Faut faire comme ci… Faut faire comme ça… Eh puis, il y a le poids de la culpabilité. ! Lorsqu’on découvre la Voie du Bouddha, il n’y a plus de culpabilité, parce qu’il n’y a plus de jugement : « Sois sans attente et sans jugement ».

La qualité de la conscience, c’est qu’elle est réflexive. Cela veut dire qu’elle a conscience d’elle-même, comme si elle se voyait dans un miroir. Comme on est assez prompt à sacraliser, idéaliser, à mettre sur un piédestal, on fait d’une fonction, une entité autonome distincte de notre biologie, que l’on pourrait découper ; en fait, on ne peut pas !

Le Bouddha historique n’a jamais enseigné la réincarnation. Il semblerait que cela vienne de l’animisme tibétain que l’on appelle la religion Bön, un peu comme au Japon le Shintoïsme. J’y vois une excroissance, que je considère comme une forme d’illusion, qui fait de la capacité réflexive de la conscience, une sorte d’entité autonome.

On prête au Bouddha l’histoire suivante :

  • Une mère éplorée, dont le bébé de quelques semaines est mort, vient trouver le Bouddha et lui dit : « Regarde, mon bébé est mort, je suis folle de chagrin. Toi qui fais des miracles, redonne-lui vie« . Le Bouddha lui répond : « Je ne peux pas faire ça, mais je peux quand même faire quelque chose pour toi. Si tu trouves une graine de sésame ou de moutarde d’un certain type, dans une maison où il n’y a jamais eu de deuil, tu pourras traverser cette épreuve et tu seras sauvée ». Elle frappe à toutes les portes :

  • « Avez-vous une graine de sésame ?

  • Oui, oui !

  • Avez-vous eu des deuils ? »

  • Bien sûr ! »

Au bout d’un moment, elle comprend que, le fait de naître, de vivre et de mourir, cela fait partie d’une sorte de cycle, et que la raison commande de se préparer à ce cycle, de la façon la plus apaisée et calme qui soit.

Je vais maintenant vous parler d’une notion que les Tibétains aiment beaucoup, qui s’appelle « Le bardo« , que l’on pourrait traduire par « Un épisode de temps ». On va comprendre que, par exemple, « traverser le bardo de la mort« , cela va être un passage de temps. « Le bardo de la vie« , on voit à peu près ce que c’est, même si cela reste quand même un fichu mystère.

J’en profite pour dire que je n’aime pas beaucoup les gens qui disent, même dans l’école japonaise : « dans ce monde », comme s’il y en avait un autre. Je ne pense pas qu’il y en ait un autre. Maintenant, on peut rêver qu’il y a des extra-terrestres à des milliards d’années-lumière, et qu’il y a d’autres univers…

Et si on commençait par moins rêver, et à s’occuper activement de ce qui est à notre portée ? Voir le côté pratico-pratique : « Comment je fais, pour me débrouiller dans la vie au quotidien, avec tout ce qu’elle trimballe d’enquiquinements ? ».

Autre notion très intéressante chez les Bouddhistes tibétains : le powa. C’est un rituel de transfert de la conscience, au moment de la mort : des gouttes de sang apparaissent par la fontanelle ou une des deux narines… On retrouve l’influence animiste.

Plus la personne qui va mourir sera accompagnée dans une forme de paix intérieure, plus le transfert de conscience se passera dans de bonnes conditions.

Je dépeins les phénomènes, je ne les juge pas. Ils heurtent un peu notre rationalité occidentale. Selon moi, de la même façon qu’il n’y a pas d’esprit sans corps, il n’y a pas d’entité autonome de conscience.

Lorsqu’on parle de transfert de conscience, qu’appelle-t-on la conscience ?

  • D’une part, ce que nous avons hérité en génétique ;

Il nous est donné l’occasion de l’explorer dans des pratiques méditatives qui peuvent être longues. Chez nous, nous avons des sesshins, c’est-à-dire des retraites de quelques jours ; chez les Tibétains, ils ont une grande retraite de 3 jours, 3 mois, 3 ans, pour être moines accomplis et devenir des enseignants que l’on appelle des lamas. Ce sont des pratiques difficiles, dont on ne sort pas toujours indemne. J’ai des témoignages de gens qui en sont sortis gravement désorientés, au point de relever de la psychiatrie. Ce n’est pas un univers aussi facile qu’on veut bien le dépeindre.

  • D’autre part, les éléments d’information qui la façonnent.

J’aime beaucoup le sutra du cœur dans cette approche des choses, parce qu’il dit : « Le vide est la forme, et la forme est le vide« . Cela pourrait se traduire par « L’information est de même nature que la forme » :

L’information c’est ce qui est informel (je peux modifier ma vie par un éclair d’information qui vient dans mon champ de conscience). Et l’information est de même nature que la forme.

On retrouve là une sorte d’évidence : il n’y a pas d’esprit sans corps, ni de corps sans esprit. Un esprit sans corps est un fantôme (donc ça n’existe pas) ; un corps sans esprit, c’est un cadavre.

Tout cela pour insister sur ce que dit Dogen et toute sa lignée jusqu’à notre école : « Ce temps de la conscience qui est notre vie, est hyper précieux, à surtout éviter de gaspiller ». Cela ne veut pas dire que chacun de nous n’est pas héritier d’un immense cône, dont il se tient dans le creuset.

Je vais vous raconter une anecdote :

  • La première fois que je suis allé à Kyoto, mes pas m’ont porté tout naturellement vers un temple qui s’appelle « Le Kennin-ji », où Dogen a passé 10 ans de sa vie, de 10 à 20 ans. C’est comme si j’avais été téléguidé pour m’y rendre, et j’ai eu une impression de « déjà vécu », alors que je n’avais jamais mis les pieds au Japon auparavant. Je me sentais chez moi.

Qu’est-ce qui s’est passé ? On a comme ça des espèces d’éclairs. Cette notion de « déjà vécu » a été explorée par le psychiatre Jean-Pierre Schnetzler (Nice 1929 – Grenoble 2009) qui a contribué à introduire le bouddhisme tibétain en France. Il a étudié l’œuvre d’un chercheur, Ian Stevenson (Montréal 1918 – 2007) Charlottesville qui s’était amusé à répertorier les cas que l’on appelle les Tulkou.

Stevenson raconte l’histoire d’une petite fille indienne, qui s’est mise spontanément à parler suédois. Cela paraît complètement hallucinant…

  • Un ami psychiatre m’invite un jour à un congrès à Avignon, sur « la vie de l’Esprit ». Parmi les participants, il y avait un prêtre exorciste des Alpes-Maritimes, qui était l’aumônier de l’hôpital psychiatrique de Nice. Il nous a expliqué très gentiment : « J’ai eu des cas de possession. Il est vrai, que 85 % des cas étaient explicables par des maladies mentales, mais je dois dire que dans les 10 à 15 % restants, je me suis trouvé confronté à des choses extrêmement étranges, comme par exemple, une personne qui s’est mise à parler égyptien.

Cela peut probablement être relié à la génétique. La génétique est faite de potentialités, mais ce qui compte, c’est l’expression du gène. Par exemple, j’ai les yeux marron, mais je sais que dans ma famille il y a des yeux bleus ; je suis donc en capacité de transmettre des yeux bleus, même si tous les parents successifs ont les yeux marron. Qu’est-ce qui va favoriser cette expression du gène ?

Nous avons un exemple de ces histoires de Tulkou, dans le film Little Bouddha, où des petits gamins semblent reconnaître des objets ayant appartenu à un chef spirituel décédé quelques années auparavant. De la même manière que nous sommes un assemblage de tous ceux qui nous ont précédés, nous en sommes les héritiers. Comment cela va s’exprimer et venir dans mon champ de conscience ?

Mon champ de conscience, en général c’est une focale, c’est-à-dire « J’ai conscience d’un point ». Si je me concentre fortement sur un sujet, ma capacité cérébrale devient un lien entre moi et ce sujet. Je peux alors faire attention à ma vidéo mentale, la suivre et voir ce qu’elle peut avoir de cahotique, ce qu’elle peut provoquer d’associations d’idées un peu bizarres. Cette observation est très intéressante, et on peut la faire dans toute sa richesse, lorsqu’on est assis, dans le silence, apparemment à ne rien faire. En réalité, il se passe beaucoup de choses dans cette pratique : l’exploration de la conscience permet de gagner des petites lumières, c’est-à-dire une succession très rapide d’instants de capacité cognitive, qui vont devenir des petits miroirs fidèles de plus en plus larges.

Pour les sentiments violents, les Tibétains ont trouvé des antidotes. L’antidote à la colère, c’est la patience : « Tu prends modèle sur ton guide spirituel, qui est paré de toutes les vertus« , comme si l’enjeu était de devenir le clone d’une modèle de perfection. C’est une pédagogie utile, tant qu’on est enfant, mais qui devient moins nécessaire, au fur et à mesure que l’on devient adulte. On comprend que l’on ait besoin d’un tuteur quand on est petit, mais au bout d’un moment, on pense par soi-même. Bouddha a dit : « Soyez votre propre lampe, votre île, votre refuge. Ne voyez pas de refuge hors de vous-même« . Autrement dit : « Ne croyez pas ce que l’on vous dit, mais expérimentez vous-même ».

« La colère c’est mal » nous dit la morale. Non, à un moment de notre pratique, on va juste se rendre compte que c’est une perte de temps, c’est-à-dire un contretemps improductif. Si on met sa réactivité immédiate dans les relations humaines, et si le contact est rompu, cela va être très compliqué pour renouer.

Un koan célèbre pose la question suivante : « Quelle était la forme de ton visage avant la naissance de tes parents ? » C’est un peu ce que j’ai esquissé en parlant de la génétique. Avant la naissance de nos parents, nous étions seulement en état de potentialité. Dans notre héritage génétique, quelque chose s’est transmis sous forme d’un certain nombre de caractéristiques, de tendances. Ces tendances peuvent s’éroder, au fur et à mesure qu’on va injecter des petites lumières de conscience, c’est-à-dire des instants de capacité cognitive, non stables et non permanents, successifs et très rapides.

Voilà ce qui se joue dans les pratiques méditatives. On comprend que cela soit majeur. Il serait intéressant que ce soit juste expliqué d’une manière globale à nos contemporains. Parce que qu’est-ce qui fait le plus défaut à notre société ? Ce que l’on appelle le « niveau de conscience ».

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